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Recevabilité de l'action en contrefaçon pour violation d'une licence de logiciel : la cour d'appel de Paris maintient sa jurisprudence

Dans un arrêt du 19 mars 2021, la Cour d'appel de Paris se prononce sur la portée de l'arrêt IT Development / Free Mobile de la CJUE et confirme l'irrecevabilité de l'action en contrefaçon fondée sur la violation d'un contrat de licence de logiciel.


En droit français, les logiciels constituent des œuvres de l'esprit[1] protégeables par le droit d'auteur. L'éditeur d'un logiciel peut ainsi agir en contrefaçon contre une personne portant atteinte à ses droits sur le logiciel. Une difficulté particulière se pose toutefois lorsque l'atteinte alléguée correspond à un manquement d'un licencié au contrat de licence de logiciel : l'éditeur est-il libre de choisir entre l'action en contrefaçon et l'action en responsabilité contractuelle ?

Contrairement au droit des brevets[2] ou des marques[3], le droit d’auteur ne contient pas de disposition spécifique sur l’applicabilité de l’action en contrefaçon contre le cocontractant licencié. En l’absence de telles dispositions, certaines juridictions appliquent un principe de non-option faisant primer la responsabilité contractuelle.

Ainsi, dans un arrêt de 2016[4], la Cour d’appel de Paris avait retenu que « le créancier d'une obligation contractuelle ne peut se prévaloir contre le débiteur de cette obligation, quand bien même il y aurait intérêt, des règles de la responsabilité délictuelle » avant de conclure à l'irrecevabilité de la demande en contrefaçon de l'éditeur contre son licencié.

A l’inverse, la Cour d’appel de Versailles avait reconnu en 2015 la recevabilité de l’action en contrefaçon de l’éditeur dans le cas où le litige « relève tant de la responsabilité contractuelle que de l'atteinte portée aux droits d'auteur »[5].

Ces divergences ont conduit la Cour d’appel de Paris à transmettre une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne le 16 octobre 2018[6] dans le cadre de l'affaire IT Development / Free Mobile :

« Le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel (par expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial) constitue-t-il :

-        une contrefaçon (au sens de la directive 2004/48 du 29 avril 2004) subie par le titulaire du droit d’auteur du logiciel réservé par l’article 4 de la directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur ;

-        ou bien peut-il obéir à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ? »


Dans un arrêt[7] du 18 décembre 2019, la CJUE a reformulé la question posée puis répondu :

« La directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, et la directive 2009/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, doivent être interprétées en ce sens que la violation d’une clause d’un contrat de licence d’un programme d’ordinateur, portant sur des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme, relève de la notion d’« atteinte aux droits de propriété intellectuelle », au sens de la directive 2004/48, et que, par conséquent, ledit titulaire doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière directive, indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national. »


Cette réponse de la CJUE a donné lieu à des interprétations différentes en doctrine de telle sorte que l'arrêt de la Cour d'appel de Paris faisant suite à la question préjudicielle était très attendu. En raison d'un désistement d'appel[8], l'affaire IT Development / Free Mobile s'est cependant terminée sans que la Cour d'appel de Paris ne prenne position.

C'est finalement à l'occasion d'un litige porté devant elle par les sociétés Entr'Ouvert et Orange que la Cour d'appel de Paris a pu se prononcer le 19 mars 2021[9] sur la portée de l'arrêt de la CJUE. Dans cette affaire, la société Entr'Ouvert, éditrice du logiciel Lasso, reprochait à la société Orange de ne pas avoir respecté les obligations résultant d'une licence de type « GNU General Public License » et attaquait ainsi cette dernière en contrefaçon de droit d'auteur.

Dans cet arrêt, la Cour d'appel de Paris analyse longuement la réponse de la CJUE et en fait une lecture tranchée : « la CJUE ne met pas en cause le principe du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle et la conséquence qui en découle de l'exclusion de la responsabilité délictuelle au profit de la responsabilité contractuelle dès lors que les parties sont liées par un contrat et qu'il est reproché la violation des obligations de celui-ci ».

La Cour d'appel en conclut que « lorsque le fait générateur d'une atteinte à un droit de propriété intellectuelle résulte d'un manquement contractuel, le titulaire du droit ayant consenti par contrat à son utilisation sous certaines réserves, alors seule une action en responsabilité contractuelle est recevable par application du principe de non-cumul des responsabilités » et confirme ainsi l'irrecevabilité de l'action en contrefaçon intentée par la société Entr'Ouvert.

Ce faisant, la Cour d'appel de Paris confirme sa jurisprudence antérieure sur la non-option entre l'action en contrefaçon et l'action en responsabilité contractuelle. En attendant de voir si cette position est partagée par les autres juridictions françaises, cet arrêt conduira assurément les éditeurs de logiciel à être très attentifs dans l'élaboration de leur stratégie procédurale à l'encontre des licenciés fautifs.

En l'espèce, la société Entr'Ouvert n'avait pas formulé de demande subsidiaire en responsabilité contractuelle mais a obtenu raison sur le terrain du parasitisme. La juridiction a ici retenu que cette demande ne se heurtait pas au principe de non-cumul des responsabilités et était justifiée en ce que « la société Orange a, sans bourse délier, utilisé le savoir-faire, le travail et les investissements de la société Entr'Ouvert ».

Il faut également relever que la cour d'appel n'est pas revenue sur la qualification de la licence libre en contrat d'adhésion qui avait été retenue en première instance[10]. Cette qualification constitue un autre point d'attention pour les éditeurs dès lors que ce type de contrat emporte un régime juridique propre. Les éditeurs pourraient ainsi se voir opposer l'article 1171 du Code civil qui sanctionne les clauses créant un déséquilibre significatif dans les contrats d'adhésion.


[1] Article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[2] L’article L. 613-8 alinéa 3 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que « Les droits conférés par la demande de brevet ou le brevet peuvent être invoqués à l'encontre d'un licencié qui enfreint l'une des limites de sa licence ».

[3] L’article L. 714-1 alinéa 5 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que « Les droits conférés par la marque peuvent être invoqués à l'encontre d'un licencié qui enfreint l'une des limites de sa licence en ce qui concerne sa durée, la forme couverte par l'enregistrement sous laquelle la marque peut être utilisée, la nature des produits ou des services pour lesquels la licence est octroyée, le territoire sur lequel la marque peut être apposée ou la qualité des produits fabriqués ou des services fournis par le licencié ».

[4] Cour d'appel de Paris, 10 mai 2016, Oracle / AFPA, n° 14/25055.

[5] Cour d'appel de Versailles, 1 septembre 2015, n° 13/08074.

[6] Cour d'appel de Paris, 16 octobre 2018, IT Development / Free Mobile, n° 17/02679.

[7] CJUE, arrêt du 18 décembre 2019, IT Development / Free Mobile, n° C‑666/18.

[8] Cour d'appel de Paris, 18 février 2020, IT Development / Free Mobile, n° 17/02679.

 

[9] Cour d’appel de Paris, 19 mars 2021, Entr’Ouvert / Orange, n° 19/17493

[10] Tribunal de grande instance de Paris, 21 juin 2019, Entr’Ouvert / Orange, n° 11/07081.

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