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Machine à Laver, PMU, et Financement du Terrorisme

Selon un article du Telegraph de mars 2016, l’État islamique aurait réussi à engranger plus de 20 millions de dollars de profits par mois en spéculant sur les marchés financiers européens[1].  Pour passer sous les radars des banques et autorités de contrôle, il n’a eu d’autres choix que de blanchir son argent sale, et ce, par de multiples biais.
 
Cet article cherche à mettre en exergue une petite partie du mode de financement de ces organisations, méconnu du grand public. Destiné au néophyte, il a pour but, plutôt qu’une analyse exhaustive et complexe du sujet, d’introduire à un des nombreux enjeux de la Lutte Contre le Blanchiment d’argent et le Financement du Terrorisme (ci-après LCB-FT).
 
Le terrorisme est défini aux articles 421-1 et suivants du code pénal[2]. Il s’agit d’une « entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ». L’acte terroriste inclut donc les atteintes à la vie, mais aussi les vols, extorsions, destructions, recels…

L’opération Sentinelle, image d’Épinal de la lutte contre le terrorisme, est bien entendu primordiale pour pallier cette menace. Le renseignement de terrain, mené en grande partie par la DGSE et la DGSI[3], est lui aussi au cœur du combat. Pour autant, lutter contre le terrorisme nécessite d’abord de s’attaquer à ses sources de financement. Face aux kalachnikovs, les tableaux Excel sont donc tout aussi utiles que les mitraillettes. Un exemple particulièrement original concerne le secteur des courses de chevaux. 
 
Comment les paris sportifs hippiques peuvent-ils servir à blanchir l’argent des organisations terroristes, et quelles mesures prend le législateur pour y faire face ?
 
Pour répondre à cette question, deux aspects majeurs doivent-être envisagés. Il convient d’analyser comment les paris sportifs peuvent servir à blanchir de l’argent (I), pour ensuite analyser les récentes décisions du législateur essayant de faire face à ce problème (II).
 

  1. L’UTILISATION DES PARIS HIPPIQUES POUR RÉINJECTER DES FONDS ILLICITES DANS LE CIRCUIT ÉCONOMIQUE CLASSIQUE
 
Il paraît difficile d’exposer le mécanisme du blanchiment d’argent par les paris sportifs, et notamment hippique (B), sans commencer par quelques prolégomènes (A).
 
A.  Le blanchiment d’argent par les organisations terroristes : pourquoi ? comment ?
 
En 2021, le blanchiment d’argent avoisinait les 3% du PIB de la planète - soit 2 129 milliards d’euros - selon le rapport de la Cour des Comptes Européenne sur la LCB-FT[4]. Juridiquement, le blanchiment est défini à l’article 324-1 du code pénal qui dispose que « Le blanchiment est le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou des revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect. [Il] est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende ». Les organisations terroristes se finançant ultra-majoritairement par des moyens illicites (trafics d’œuvres d’art , d’êtres humains, pillages, pétrole, n’en jetez plus…), il faut qu’elles blanchissent cet argent pour le réinjecter dans le circuit économique classique.
 
Pour blanchir l’argent sale, les délinquants utilisent un processus en trois phases distinctes : le prélavage, le lavage et l’essorage[5].
 
Le prélavage – ou placement – consiste à introduire des fonds provenant d’un crime ou d’un délit dans le système bancaire et financier. Il concerne pour l’essentiel les infractions dont le produit est payé en espèces, afin de transformer l’argent liquide en monnaie scripturale, ou de justifier la détention d’importantes sommes en espèces.
 
Le lavage – ou empilage – a pour but d’effacer les traces de la provenance dudit argent sale, complexifiant de facto le travail du juge pénal, notamment à l’international. Cette circulation de l’argent sale peut prendre différentes formes, comme la succession de virements ou l’émission de nombreux chèques.
 
L’essorage – ou intégration – consiste à réintégrer dans les circuits économiques classiques l’argent désormais blanchi (achat de biens, consommation courante, art, immobilier de luxe…).
Ces trois étapes sont regroupées dans le graphique suivant :
 


Figure 1 : Étape du blanchiment (ONU crime et drogue - Lien)

B.    Les paris sportifs : un des outils du blanchiment
 
Le groupement PMU « Pari Mutuel Urbain » est un groupement d’intérêt économique disposant du monopole sur l’activité des paris hippiques. 1er opérateur de pari mutuel d’Europe et 3ème mondial,  il regroupe 58 sociétés de courses, dont les plus connues sont France Galop et Le Trot.
Le pari le plus classique est le tiercé qui consiste à pronostiquer les trois chevaux gagnants. En 2019, les 18 000 courses annuelles en France ont généré 9 milliards d’euros de profit grâce aux paris sportifs[6]
 
Cependant, au royaume des parieurs, les délinquants sont assis près du trône. Les institutions de jeux sont donc très surveillées et encadrées. En effet, pour blanchir de l’argent, les terroristes peuvent employer les méthodes suivantes[7]:
 
-       Prises de paris importantes sur les cotes les plus faibles
-       Prises de paris sportifs sur l’ensemble des choix proposés[8]
-       Arbitrages effectués entre les différentes offres du marché afin d’obtenir un retour sur investissement en spéculant sur les TRJ[9] aussi dit « surebet » : technique consistant à profiter des différences de cotes entre plusieurs bookmakers pour garantir un gain quel que soit le résultat d’un événement sportif
-       Prises de jeu récurrentes sur des offres de paris annulés : manipulation du résultat final des transactions financières en annulant les mises pour récupérer l’argent du pari
 
Bien évidemment, les services de lutte contre le financement du terrorisme sont bien au fait de ces pratiques. N’ayant d’autres choix que de se faire aider par les entreprises, le législateur a particulièrement durci la législation sur ce sujet.
 
II.   QUID JURIS ?
 
Le système est complexe et performant, bien qu’il subsiste encore quelques failles apparentes. Il convient donc de poser les bases du cadre juridique français existant (A), avant d’exposer quelques critiques sur sa vulnérabilité (B).
 
A.   Cadre juridique existant : entre flou et fermeté
 
La plupart des mesures sont prises en bonne intelligence avec les industries du jeu (en l’espèce le PMU) : TRACFIN (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) et l’autorité des jeux en ligne dit « ARJEL ».
 
 Le législateur a tendance à jongler entre des lignes directrices (droit souple) et des lois afin de privilégier la coopération avec les acteurs du monde des jeux en ligne et des paris sportifs[10]. L’article 1er de la loi n°2010-476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent reconnaît que ces derniers doivent faire l’objet d’un encadrement strict au regard des enjeux d’ordre public et de sécurité publique. Cette loi esquisse déjà un lien potentiel entre les paris sportifs et le financement du terrorisme : « La lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme devant être une priorité partagée entre les pouvoirs publics et les professionnels, son efficacité repose sur la forte implication de tous, notamment dans la perspective de l’évaluation mutuelle de la France par le GAFI[11] en 2020. »
 
Dans cette lignée, le gouvernement a transposé la 4ème directive[12] par l’ordonnance du 1er décembre 2016 accompagnée par un décret d’application du 18 avril 2018, dans l’optique de disposer d’une meilleure connaissance de l’activité et des situations à risques. ’ordonnance est organisée autour de deux points majeurs : les mesures de vigilance normales et les mesures de vigilance renforcées. Parmi les mesures de vigilance normales on compte par exemple :
 
-       La vérification d’identité
-       La mise en place d’un protocole particulier de sécurité pour les Personnes Politiques Exposées (PPE)
 
L’article L. 561-10-1 I. du Code Monétaire et Financier (CMF ci-après) dispose de plus que : « Lorsque le risque de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme présenté par une relation d'affaires, un produit ou une opération leur paraît élevé, les personnes mentionnées à l'article L. 561-2 mettent en œuvre les dispositions des articles L. 561-5, L. 561-5-1 et L. 561-6 sous la forme de mesures de vigilance renforcées. »
 
Pour ce faire, les institutions de jeux, en l’espèce le PMU, doivent utiliser toutes les bases de données ouvertes pour avoir une connaissance la plus précise possible de la situation patrimoniale de leur joueur. Un des exemples est la comparaison, grâce aux normes RIB et ISO/IEC 7812, entre les numéros du compte percevant les gains et les numéros de la carte bleue qui a effectué les mises. Le PMU étant un organisme professionnel, il est tenu d’opérer  des déclarations auprès de TRACFIN en cas de fraude.
 
À cela, ladite 4ème directive impose également aux opérateurs de jeux et de paris de mettre en œuvre des procédures d’évaluation et de contrôle des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme (article L.561-4-1 et L.561-32 CMF). Elles doivent se composer en un volet « classification » des risques auxquels le professionnel est exposé et un volet « opérationnel » décrivant les procédures mise en place pour les pallier.
 
Enfin, la loi n°2010-476 renforce une nouvelle fois les processus de LCB-FT : son article 17 précise que le compte joueur ne peut être alimenté que par son titulaire. Plus concrètement, les opérateurs doivent donc croiser leurs bases de données entre elles, ce qui explique le nombre conséquent d’informations à fournir lors de l’ouverture d’un compte :
 
-       compte de reversement / adresse postale / adresse mail / numéro de téléphone / adresse IP)
-       données de connexion incohérentes (localisation de l’adresse IP différente de l’adresse postale)
-       absence de cohérence entre le titulaire du compte joueur et les informations transmises concernant le titulaire du moyen de paiement
-       les retraits réguliers à partir d’adresses IP étrangères, le reversement des gains sur un compte adossé à un établissement bancaire entretenant des relations d’affaires à distance.
 
Les paris sportifs sont des phénomènes particulièrement addictifs. Un des moyens les plus simples de détecter une fraude est donc de repérer les comptes qui sont clos avec une somme importante.
 
A l’instar de la corruption, ce type de financement est mis en évidence grâce à une politique de compliance stricte.
 
B.    Vulnérabilités du système français dans ce type de blanchiment
 
Deux petits cas pratiques, largement inspiré du remarquable ouvrage Abécédaire du financement du terrorisme de Nathalie Goulet, permettent d’entrevoir deux situations encore capables de passer sous les radars[13].
 
Dans un premier cas, Monsieur X effectue des paris hippiques exclusivement en espèces de provenance illicite. Monsieur X est un parieur dit « matelassier », c’est-à-dire qu’il engage des grosses sommes sur des paris à faible risque. Pour autant, Monsieur X prend garde à ne jamais dépasser les 2 000 euros de mise, afin de rester sous les seuils du contrôle d’identité. Il rémunère également des complices pour effectuer le même type de pari au même moment. Une fois ses gains obtenus, il demande au PMU de les virer sur son compte en banque et ne rejoue pas. En effet, le cumul des gains dépassant souvent le seuil des « gros lots », cela oblige les opérateurs de pari à les régler par chèque. Monsieur X obtient ainsi un justificatif de l’origine des fonds lui permettant de les bancariser et de leur conférer une provenance licite. Finalement, il achète des biens immobiliers ou achète des actions, lui permettant de réaliser des profits.
 
Un deuxième exemple, plus complexe, n’en est pas pour le moins éclairant. Mme Y utilise des papiers d’identité volés pour ouvrir un compte bancaire dans l’Union européenne. Elle utilise un compte pour transférer de l’argent sur une carte prépayée dont la société d’émission a la réputation d’avoir un système de LCB-FT peu performant. Les cartes prépayées alimentées par le compte ouvert sous un faux nom servent ensuite à alimenter des comptes de joueurs sur des plateformes, type PMU. Enfin, avec un système de surebet (voire supra), Mme Y peut récupérer l’argent sur un autre compte en banque, s’étant procurée de l’argent « propre ».
 
Jamais deux sans trois : une pratique ancienne toujours appréciée par les blanchisseurs consiste en le rachat de tickets gagnants. En effet, certains proposent à des parieurs de racheter leurs tickets contre un montant en espèces supérieur au montant du gain inscrit sur le ticket. Le blanchisseur obtient ainsi, contre rémunération du détenteur initial du ticket, un justificatif à la provenance de ses fonds.
 
Les trois mécanismes décrits ci-dessus permettent à un terroriste de blanchir son argent sale pour financer son organisation. Plus généralement dans le domaine de la lutte contre le financement du terrorisme, tout l’enjeu est d’arriver à convaincre au maximum les entreprises de coopérer, en utilisant à la fois le dialogue et le droit.

[1] Freeman, C. (2016). Islamic State 'earning millions by playing the stock market'. The Telegraph.
[2] Code Pénal - livre IV, Titre 2. (2024). Récupéré sur lien
[3] Direction générale de la sécurité extérieure et intérieure
[4] Cour des Comptes Européenne. (2021). L'UE et la lutte contre le blanchiment de capitaux dans le secteur bancaire: des efforts fragmentés et une mise en œuvre insuffisante
[5] TRACFIN. (2015). Tendances et analyses des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme.
[6] Institut français du cheval et de l'équitation. (2022). Les chiffres sur l'activité liées aux courses en France.
[7] Goulet, N. (2022). Abécédaire du financement du terrorisme. Le cherche midi.
[8] Le calcul combinatoire du nombre de tiercés à effectuer sur un total de 10 chevaux pour être sûr de gagner est laissé en exercice au lecteur ;)
[9] Taux de remise aux joueurs : la partie des mises restituée aux joueurs par les opérateurs sur une période donnée. Plafonné à 85% depuis mai 2010.
[10] TRACFIN et ARJEL. (2017). Lignes directrices conjointes concernant la LCB-FT.
[11] Groupe d’Action Financière, entité intergouvernementale engagé dans la LCB-FT
[12] 4ème directive LCB-FT de l’UE, Directive UE 2015/849
[13] Goulet, N. (2022). Abécédaire du financement du terrorisme. Le cherche midi.

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